La dernière histoire de Janos

Publié le par christophe bouquerel

Jean fait son dernier voyage allongé sur un lit d’hôpital dans un service de réanimation. Les infirmières n’ont pas pu lui mettre de pyjama à cause de toutes les perfusions et les tuyaux qui l’aident à respirer. Il s’en plaint un peu : il souhaiterait qu’on lui redonnât ses habits. C’est la seule phrase sensée qu’il prononce encore. Le reste du temps, il divague. Il revoit des gens oubliés depuis des dizaines d’années et se demande pourquoi ils font ainsi la queue devant les toilettes du train.

Jean est né en Hongrie il y a soixante dix neuf ans. Son père était menuisier. Dans les années 30, il passa plusieurs nuits la tête posée contre sa boite à outils sur un banc d’une gare hostile de Paris, sans oser sortir dans les rues, avant qu’un coreligionnaire envoyé par le hasard ne le prît en pitié et ne l’emmenât avec lui travailler aux puces de Clignancourt (où il deviendrait brocanteur et ses enfants antiquaires). Quelques temps après, il put faire venir sa famille. Le petit Janos découvrit la France.

Il alla à l’école. Il se souvient notamment qu’il adorait participer avec ceux de ses camarades dont les pères étaient « Croix de feu » à des marches de protestation à travers la cour, en hurlant sous le nez des instituteurs : «mort aux juifs ! ». Ils se plaisaient aussi à casser les carreaux de l’épicier youpin du quartier qui faisait crédit à leurs mères et qui sortait sur le seuil de son magasin en se plaignant amèrement au ciel dans une langue ridicule et mélodieuse. Un soir, son père lui demanda de l’accompagner faire des courses et, en entrant dans l'épicerie, voulut l’obliger à saluer son ennemi. Le gamin refusa tout net. Comment pouvait-on serrer la main d’un juif ?  Son père, au lieu de comprendre, insista : «pourquoi tu ne veux pas dire bonjour ?». Le gamin hésita et puis finit par se lancer : « C’est un juif ! ». Son père lui jeta un coup d’œil interloqué, puis amusé, presque complice. Il se pencha vers son fils et lui murmura tendrement à l’oreille : « toi aussi, tu sais. » C’est ainsi que Jean finit par devenir Juif : après plusieurs années d’antisémitisme acharné.

 


De pareilles histoires, Jean en conservait des dizaines dans les tiroirs de sa mémoire. Comment, bien que sa famille fût si peu juive, ils durent se cacher pendant la guerre. Comment ils furent dénoncés par un voisin, comment ils furent sauvés par un anonyme pandore, venu prévenir le concierge d’avoir à se lever tôt le lendemain parce qu’il viendrait avec ses collègues arrêter la famille du troisième. Comment Jean le révolté devint en communiste en 48. Comment Jean le révolté cessa d’être communiste en 56. Comment il changea son nom au moment de sa naturalisation et comment son frère garda le sien et comment tous deux devinrent Français. Mais c’était ces dernières années seulement que, lui qui avait été si secret, il s’était mis à ouvrir l’armoire et à en sortir à l’air libre les souvenirs, dont on avait l’impression qu’il les observait lui-même avec un sourire surpris et un peu ironique. Ils remontaient à la lumière comme ça, même pas à la fin des repas de fête mais au détour d’une conversation banale, quand on les attendait le moins. Il ne servait à rien de les lui demander ; dans ces cas-là, la porte restait fermée. Il fallait la laisser jouer à l’improviste, dans un petit rire qui ressemblait à un grincement. Jean affirmait qu’alors ces vieilles histoires ne le fatiguaient pas parce qu’elles se racontaient toute seules. Ceux qui avaient la chance de les entendre étaient à chaque fois stupéfaits de la précision du souvenir et de la drôlerie du conteur.

L’année dernière, sa famille lui offrit un dictaphone, pour qu’il pût raconter quand il en avait envie. Mais c’était déjà trop tard. Maintenant, le labyrinthe de ses souvenirs qu’il parcourt une dernière fois, il n’en ramène dans ses instants de lucidité que des murmures incompréhensibles. Autour de lui, sa femme, ses enfants, ses petits enfants, le cœur gros, tendent en vain l’oreille et ne saisissent rien de la dernière histoire de Janos.

Publié dans polaroïds

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V
<br /> Un petit tour par ici et déjà je regrette de ne plus venir aussi souvent qu'avant. Merci pour ce polaroïd.<br /> V.<br /> <br /> <br />
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C
<br /> Salut V., ravi que tu viennes dériver entre deux eaux par ici :) J'aime bien moi aussi ce polaroïd, qui parle, tout en le décalant pour en faire un peu de littérature, de quelqu'un que j'aime<br /> beaucoup et à qui je pense fort ces derniers temps.<br /> J'espère, comme d'habitude, que tu t'éclates bien dans ton boulot mais pas trop, afin de garder du temps pour l'écriture...<br /> A +<br /> <br /> <br />
B
<br /> Deuxième commentaire après lecture du journal:un bel hommage écrit le 27 janvier,jour anniversaire en Pologne de la libération des survivants d'Auschwitz!Il faut garder la mémoire vivante!<br /> <br /> <br />
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C
<br /> C'est vrai, je n'avais pas pensé à la coïncidence. Ton message me donne envie de relire le dernier chapitre, si fort et si étrange,  de "Si c'est un homme"...<br /> Merci pour le rappel.<br /> Bises<br /> <br /> <br />
B
<br /> Il y a souvenirs et souvenirs.Ceux qui relient la famille à son arbre et la rassemble autour de l'ancêtre.Ceux que la famille a peut être du mal à comprendre.C'est là que le public intervient. Les<br /> biographies l'interessent il?Parfois,lorsqu'il applaudit le chant du cygne poussé par un fils à la place du père comme l'a fait André Chamson dans "le chiffre de nos jours".<br /> Bonne journée!<br /> <br /> <br />
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