Benoit Lambert à Malakoff

Publié le par christophe bouquerel

              


Parmi la vingtaine de personnes qui participent à ce deuxième stage amateur de l’année, je retrouve des gens croisés lors du premier, Nelly, Nadia, Serco, Solange. Prêts comme moi à mettre entre parenthèses leurs préoccupations quotidiennes pour explorer pendant un week-end dans le foyer du Théâtre 71 l’univers d’un artiste.
http://photos.cityvox.com/photos_grand/108/74/benoit-lambert,84588.jpgCette fois, après Daniel Danis, nous travaillons sous la direction de Benoit Lambert, un metteur en scène dont je suis le travail depuis plusieurs années (et sa mise en scène de « maître Puntila et son valet Matti » en 2002). Encore dans la trentaine, des lunettes d’intellectuel mais des bagues de plus en plus nombreuses à chaque main (une pour chaque nouveau spectacle ?) et des chaussures de dandy à bout pointu. Dans ses mises en scène, j’ai l’impression de retrouver ce même mélange. Benoit jette un regard très politique sur le monde, et, en même temps, il aime la musique, le spectacle, le ludique. C’est ce qui l’empêche à mes yeux d’être un metteur en scène froid et désincarné, comme l’étaient peut-être certains de ses aînés des années 70. Un brechtien rock’n roll, dont on sent qu’il n’est pas encore tout à fait allé au bout de lui-même, qu’il le sait, et qu’il s’apprête à se dépasser.

Il commence par nous raconter sa formation initiale de sociologue. A la fin des années 90, il se sentait englué dans la « pensée du constat », Bourdieu et consorts, qui, montrant que nous sommes partout piégés par le système et que les alternatives politiques à ce système avaient lamentablement échoué, pouvait pousser à l’amertume ou au désengagement. C’est alors qu’il a découvert ce qu’il appelle la « pensée du bricolage », représentée par Masséra et d’autres : on s’y intéresse aux pratiques quotidiennes  qui permettent de détourner un petit peu le système de l’intérieur même du système. Peut-être a-t-il découvert cette pensée au moment où il commençait à avoir envie de « bricoler » un théâtre différent ? Il nous explique la genèse de We are l’Europe, la rencontre humaine, entre l’écrivain et le metteur en scène. L’un, qui ne se  veut pas écrivain, s’attache à faire jouer les dispositifs de pouvoir à l’œuvre dans le langage pour les fausser un peu ; l’autre, qui se reconnaît metteur en scène, cherche des formes nouvelles pour échapper à la « pièce à scènes et à personnages ».  L’un laisse à l’autre la liberté de tripatouiller le matériau écrit pour lui et ses comédiens. Benoit dit souvent « nous » pour parler de sa compagnie, "le Théâtre de la Tentative », et en même temps sa démarche est très individuelle et autonome.

Deux exemples des détournements opérés par Masséra, les premiers qui me viennent à l’esprit allez savoir pourquoi. Il réécrit les Béatitudes : «heureux les pauvres de cœur : le Royaume des cieux est à eux etc..." et ça donne : «heureux et heureuse celui et celle qui est trop dégoûté(e) d’avoir acheté l’i-Phone 8go à 399 euros ça fait même pas 1 mois et qui a vu qu’hier il était à 99 euros et le nouveau 16go à 199 euros car il ou elle ne s’appartient plus ! ». Ou bien il prend une phrase typique d’Européen de l’Ouest, et la détourne d’un seul mot : «Ecoute j’voudrais pas dire de conneries mais la dernière fois  kj’ai éjaculé en Pologne, c’était… Bah c’était avant la chute du Mur." Evidemment l’effet n’est pas du tout le même que s’il avait seulement écrit «voyagé en Pologne» (quoique le sens ne soit pas très différent).
Benoit nous propose ensuite des exercices très physiques : les « aveugles » qui se touchent, les « étreintes », « ceux qui se regardent les mains ». Et des chorégraphies : moins nous savons danser, plus ça l’intéresse. Parfait, ça m’arrange !
Puis nous nous lançons dans une première proposition de jeu, une traversée de scènes de dialogues à deux sous le regard de tout le groupe présent sur scène. C’est pesant, c’est raté, nous le sentons nous-mêmes, mais Benoit nous laisse aller jusqu’au bout. Il nous confie ensuite en riant qu’avec l’expérience, il s’autorise de plus en plus souvent en répétition cette suprême liberté artistique : laisser une proposition ratée se dérouler jusqu’au bout,  pour voir si par hasard quelque chose ne va pas en jaillir quand même. Cette réflexion me touche. Laisser l’échec être une tentative, garder sur lui un œil curieux et bienveillant, plutôt que de se couper, s’interdire, se bloquer : enviable sagesse ! Enviable « lâcher prise » du metteur en scène qui refuse provisoirement de mettre en scène. J’aimerais m'en souvenir certains matins de rage piteuse devant la bouillie de ma syntaxe.
Une fois que l’échec est consommé, Benoit nous lance aussitôt dans une deuxième proposition complètement différente, qui lui est venue à l’esprit peut-être en nous regardant : juste les micro-monologues et les phrases courtes, avec un micro et quelques  chansons. Cette proposition est plus stimulante, elle évolue, devient séance des « alcooliques anonymes », des désintoxiqués du projet collectif. On ne réfléchit pas vraiment sur le sens, on expérimente. Autre façon d’approfondir : laisser les mots rebondir sur la surface du plateau ?
On finit par retomber sur ses pieds, en unissant un peu des deux propositions et en la concluant par une ultime chorégraphie (tous derrière Fanny). 



D’ailleurs, nous demande Benoit, aurait-ce été très gênant si nous nous étions retrouvés « in the middle of nowhere » ? Non, pas très : cela prouve au moins que nous avons bougé.
Benoit envisage de monter l’année prochaine un Musset, et le dernier volet de la « Trilogie des Super Héros » (après « We are la France », et « We are l’Europe »).  Je crois que ce type a décidé de ne rien se refuser.
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