Sculpture et photographie : Lénine au parc de Sceaux

Publié le par christophe bouquerel


Depuis quelques années, on a pris l’habitude de voir des expositions de photographie en plein air dans les jardins et les parcs, le long des grilles du Luxembourg, aux Tuileries, et, au parc de Sceaux, près de l’Orangerie. Le thème de cette expo : «Sculpture et photographie ». Les photos sont belles (on y retrouve les grands noms des deux arts, Doisneau, Camille Claudel au travail, Rodin posant, Cartier-Bresson, Giacometti sculptant les yeux fermés etc…) et les commentaires pertinents. Je passe pourtant d’un œil distrait.
Et puis je tombe sur cette photo-là, sûrement très connue mais que je vois pour la première fois.


En voici une version merdique, tirée de mon petit appareil photo, qui n'a pas réussi à saisir le grand angle de l'original. Bizarrement, je n'en ai pas trouvé de reproduction sur le net. Il faut aller au parc de Sceaux pour voir la photo dans toute sa dimension.

Elle est de Joseph Koudelka. Un Tchèque étonnant, dont la légende raconte qu’il a commencé par regarder des coulisses de théâtre, des Tziganes, des jeunes Pragois hurlant leur rage en 68 à la face impavide des tankistes soviétiques, avant de se balader pendant les décennies suivantes dans les pays d’Europe dont il se sentait proche, l’Irlande, l’Espagne, l’Italie, la Grèce, avec pour seuls bagages son appareil photo, son sac de couchage et ses problèmes de dos, en vrai artiste vagabond. Cherchant patiemment à ne surtout pas se préparer, ni même comprendre ce qu’il faisait quand il parvenait par le plus constant des hasards à prendre une bonne photo.
Celle-ci, qui date de 1994, me saisit : une statue monumentale de Lénine, dont le bras brisé indique encore une direction –le ciel ? la mer ? l’oubli ? nulle part ?- transportée par une barge vers le delta du Danube au fin fond de la Roumanie. Qualité esthétique de la composition, bien sûr, caractère symbolique du sujet (la fin du communisme soviétique) mais aussi ce quelque chose d’autre de supérieur et d’indéfinissable que je ne sais comment appeler sinon « poésie ». Ainsi, parmi les 85 photos de cette expo, d’autres représentent des dictateurs, déboulonnés ou pas –un Staline amusant par exemple, un Mao, un Kim Il Sung- mais aucune n’atteint à cette dimension du mythe. Peut-être parce qu’ici le cadrage et le grand angle permettent la présence des éléments naturels et si richement métaphoriques de l’eau, du fleuve, du mouvement vers la mer. Lénine jeté face à quelque chose qui le dépasse et qui va l’engloutir. Les morceaux de la statue, la barge sans marins, l’absence totale de personnages humains, le gris du ciel strié de nuages blanchâtres et menaçants m’évoquent l’idée du déluge. La ligne des arbres qui partage deux bras semblables du fleuve comme si celui-ci dans son débordement avait tout envahi, les traces humaines d’un paysage industriel, symbolisées par les poteaux télégraphiques mais repoussées à l’extrême bord du cadre, tout parle d’une marche lente vers la destruction ultime. Un rituel funèbre silencieux, grandiose malgré tout, mais sinistre.


Cette photo d’une mystérieuse poésie me fait d’autant plus d’impression que je la découvre par une jolie après-midi de soleil, dans un cadre champêtre. Rien dans ce parc de Sceaux n’est laissé au hasard ni au désordre : allées de gravier blanc, pavillon d’une orangerie dont le charme est tempéré par une rigueur encore classique, jardinets à la française, arbres alignés au cordeau et dont les ramures sont taillées en carrés si droits qu’ils en deviennent ridicules (des arbres-caniches!), promeneurs estivaux et polis.
Mais, au centre de ce paysage ordonné, rassurant et désuet, en un mot : français, voici que se déploie la sombre évocation d’un présent lugubre : non, l’Histoire n’est pas finie, elle suit son cours, et nous sommes tous embarqués avec la statue de Lénine et ce joli Parc de Sceaux et l’Europe sur cette barge sans nocher. De son allure lente mais inexorable, elle arrive au delta, nous le voyons bien, et on peut ne pas le trouver vraiment rassurant, ce paysage du futur que nous nous sommes fabriqués…

Koudelka, sacré vieux vagabond poète, tu as réussi à ne pas me parler seulement de Lénine et du passé d’une utopie qui s’achève, mais de mon avenir qui s’approche !
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F
Je ne la connaissais pas non plus, elle est impressionnante - moins connue que celle où l'on voit la statue déboulonnée.
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