Daniel Danis à Malakoff

Publié le par christophe bouquerel





Ce stage de trois jours (23-24-25 octobre 09) organisé par le Théâtre 71 fut une belle rencontre.
Daniel Danis est un type d’une quarantaine d’années, au corps mince mais tonique de danseur, de pratiquant d’un art martial ou d’adepte du yoga. Des traits réguliers, une chevelure frisée dans laquelle il passe souvent sa main (ce qui lui reste de « joli » ou de maniéré?). Des lunettes, plus larges et plus rondes que celles d’un régisseur brechtien ; peut-être des lunettes de poète, qui dilatent son regard sur le monde ? Une personnalité très simple, chaleureuse et conviviale. Aucune prétention. Pas du tout Parisien, tout à fait Canadien ? Il discute volontiers, plaisante, aime le bon vin : il nous a d’ailleurs déclaré que le seul moyen d’obtenir de lui une pause, et pas une « pausette », était de lui proposer de boire un petit coup ensemble.



Malgré cette simplicité d’abord, sa pensée est profonde et singulière. Il mène depuis son enfance une expérience de vie, qui passe aujourd’hui par la pratique artistique mais aurait pu en d’autres temps et d’autres lieux s’exprimer de manière différente : chasseur indien parcourant les bois, chaman, prêtre. Il tente de se situer au point de jonction entre les trois niveaux d’expérience du monde : la réalité concrète (où l’on agit et subit), le rêve (où l’on reçoit), l’imagination artistique (où l’on projette). Il habite presqu’en permanence depuis son enfance le monde des rêves. En plein milieu d’un échange d’idées, il se met à nous en raconter plusieurs qui le renseignent sur le point où il en est de sa recherche artistique. Par exemple, celui-ci, récent et rassérénant dans cette période où il tente de «changer d’écriture" : il gravit péniblement une haute montagne au sommet de laquelle il rencontre une jeune femme; celle-ci lui adresse des paroles d’amour. Or, cette présence féminine, il sait dans le rêve que c’est lui, une « femme-lui » chargée de l’encourager et de le rassurer. Ou cet autre plus ancien qui l’a aidé à écrire l’un de ses premiers textes : il contemplait longuement un brin d’herbe dans une prairie couverte de neige, et le vent de la nuit passant sur le brin d’herbe lui permettait d’entendre la voix de son grand-père : un fermier qui savait des choses que lui a oubliées sur la nature.
Il est persuadé que chacun de nous a plusieurs corps, qui nous permettent d’appréhender les différents niveaux de réalité. La «porosité» (c’est l’un de ses mots préférés) entre ces différents corps et ces différents niveaux, est ce qui l’intéresse dans l’art, c’est à dire dans les différentes expériences «concrètes» (autre mot préféré) que l’on peut faire de l’imaginaire.
Ceci se retrouve dans sa pratique de l’écriture : pour nous expliquer comment il procède, il nous conte une anecdote déconcertante. Avant d’écrire Yukie, sa nouvelle pièce, dont il savait qu’elle devait se passer au Japon, il lui fallut pendant plusieurs mois « invoquer une jeune Japonaise dans son corps». Il finit par y parvenir : «je savais sa taille, combien elle mesurait en moi, et même mon visage a fini par se transformer» (ici, il esquisse le geste de s’étirer les pommettes et de s’allonger les paupières). «Alors seulement j’ai pu commencer à écrire.» Vous imaginez nos têtes stupéfaites de Français voltairiens à entendre ce poète nous raconter sa manière d’écrire du théâtre ? Ensuite, il théorise : l’écriture, pour lui, n’est pas d’abord une projection, mais une incorporation ; il lui faut d’abord «incorporer» le corps du personnage avant de pouvoir se projeter vers la scène à raconter qu’il voit en quelque sorte de l’intérieur. «Par exemple, s’exclame-t-il, dans Kiwi, lorsque j’écris la scène où l’on coupe du poisson, je suis «Patate» en train de couper du poisson ! Ce n’est pas moi qui vais vers les choses mais les choses qui me traversent.»
Il essaie d’être réceptif. Etre ouvert, pendant les quelques années qu’il doit passer sur terre, sans savoir ni s’il a existé avant ni s’il existera après (il ne le sait pas, et se fiche de le savoir), être ouvert à toutes les énergies qui parcourent le monde. C'est pourquoi, au bout de quelques années d’écriture, il ressentit le besoin de dépasser cette expérience solitaire, de quitter ce qu’il appelle «l’écriture à la table» pour aborder l’écriture du plateau, faire l’expérience de la mise en scène, qu’il définirait peut-être comme l’expérimentation à plusieurs du concret des images dont il s’est laissé traverser.
S. à qui je raconte cette étonnante conversation me cite une note de Yourcenar à propos des Mémoires d’Hadrien (tirée peut-être des Carnets consacrés à l’écriture de ce roman?) Yourcenar ne put se lancer dans l’écriture qu’à partir du moment où elle réussit à entendre la voix lointaine de l’empereur romain, où elle l’entendit résonner à l’intérieur d’elle; elle emploie alors le même mot que Danis : « incorporation ». Cette remarque me frappe d’autant plus que, si quelqu’un me paraît différent de Danis, c’est bien Yourcenar, cette Européenne à la formation classique et au style si intensément tenu. Pourtant une même expérience de la création ?
Danis nous fait entendre là un discours étrange, décalé, très différent de celui centré sur le théâtre ou sur la politique que j’entend habituellement dans ce foyer du Théâtre 71 (en écrivant ces mots, j’imagine, je ne sais pourquoi, le sourire sardonique de Benoit Lambert, le prochain metteur en scène qui viendra y faire un stage à propos de We are l’Europe ). Discours spirituel (mais non religieux), discours de la présence sacrée du monde, dans lequel passent des Indiens à la course silencieuse, des moines bouddhistes en lévitation et l’ombre de Jung (plutôt que celle Freud). Discours qui fait résonner en moi certaines conversations avec Denis Marquet, l’auteur de Colère  et de La planète des fous, ou certaines images de Misérable Miracle, le spectacle qu’avait monté l’année dernière Bruno Boulzaguet sur les textes de Michaux consacrés à son expérience de la mescaline.
Bref, parole de poète.

Et ce qui est passionnant avec Danis, c’est que sa pratique du théâtre, telle que nous avons pu l’effleurer pendant ces trois jours, est en adéquation avec sa parole. Comme elle est à la fois étrange et concrète, il nous a emmené l’air de rien dans des directions étranges et concrètes…
(à suivre)
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B
<br /> Ah!!!!!!!!!!!!!!!<br /> <br /> <br />
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B
<br /> Très interessant cet article.Les rêves:j'adhère complètement à sa perception des rêves,possédant moi même 11 cahiers de rêves.Les rêves (symbolisme de Jung)pénètrent dans l'inconscient dont ils<br /> dévérouillent les portes.Par contre je reste perplexe sur "Yukie".Il est presque impossible pour un non japonais de penser "zen".<br /> C'est pour ça que les haïkus français "à la japonaise sont un peu tirés par les cheveux.Il faudrait demander l'avis de japonais.<br /> A bientot!<br /> <br /> <br />
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C
<br /> Presqu'impossible pour un non japonais de penser zen : tu as raison, mais le Japon dont parle Danis n'a que peu de rapport avec le Japon zen ou moderne. On appellera ça son "Japon intérieur"<br /> <br /> <br /> <br />