"Yanvalou pour Charlie", de Lyonel Trouillot.

Publié le par christophe bouquerel



Le Yanvalou, d’après ce qu’indique le narrateur, est une danse traditionnelle que l’on exécute à Haïti en l’honneur de la terre. Qui va le danser pour Charlie, l’enfant des rues de Port-au-Prince? Mathurin D. Fort, le jeune et cynique avocat d’affaires ? Pourtant, dès que ce Charlie crasseux a débarqué dans son vaste bureau, pour lui demander de l’aider parce qu’ils venaient tous les deux du même village, Mathurin a été dominé par une envie folle de le mettre dehors. Mais le gamin s’incruste, pendant une semaine douloureuse et décisive : c’est qu’il est moins là pour demander un service à Mathurin que pour lui en rendre un autre, encore plus essentiel.  
Fausse intrigue de polar poisseux à la David Goodis –des cambriolages, la lutte pour le butin caché, et deux coups de revolver, l’un trop faux et l’autre trop vrai… Faux polar et vrai roman initiatique, où Trouillot nous parle d’oubli et de redécouverte des racines, qui prennent ici la forme à la fois concrète et symbolique d’un village ancestral dans les hauteurs de l’île.

Ce qui m’a frappé dès les premières pages, c’est la verve satirique dans la peinture de la bonne société de Port-au-Prince et de ses parvenus, aussi bien les avocats du cabinet d’affaires affairiste (ceux qui veulent oublier la misère) que les milieux humanitaires, incarnés par le désopilant personnage de Francine (ceux qui veulent prendre en charge la misère), ou les jeunes bourgeois d’extrême-gauche, la belle Yannick et son copain Franck (ceux qui veulent passer du côté de la misère mais sans l’aimer vraiment). Miroir grimaçant que nous tend Trouillot.
C’est ensuite la violence dans le destin des gamins des rues auquel appartient Charlie. Je n’oublierai pas la traversée hallucinante de la « cité », le fond du bidonville où les déjections se déversent directement dans la mer, où la merde et la mer se rejoignent.
Mais c’est aussi la vitalité incroyable de ces quatre gamins qui rêvent d’ «acheter leur étoile». Portraits très tendres et très toniques de Nathanaël, « l’ex-leader», le chef de bande qui aura le tort de tomber amoureux de celle qui ne peut pas l’aimer, de Gino et de Filidor, l’un qui compte et l’autre qui court, les deux garçons « commères » qui s’aiment d’amour. Grâce la vitalité de ces personnages, ce roman, malgré la dureté de la réalité sociale qui y décrite, laisse à son lecteur une puissante impression de vitalité. Point commun avec "Kiwi" de Daniel Danis , que je lis à la même période : des gamins laissés pour compte par la société des adultes mais qui se débrouillent tout seuls pour réinventer la chaleur humaine, la solidarité, et une micro-société plus vivable que celle des « grands ». L’Haïtien nous parle directement de son pays et d’une réalité qu’il connaît intimement, le Canadien invente un pays imaginaire mais l’un avec le roman, l’autre avec le théâtre, tentent la même chose : ne pas limiter la misère à son spectacle pitoyable. Si l’artiste plonge les mains dans la merde, c’est pour ramasser l’étoile que nous y avons laissé tomber, et la lustrer.
J’admire aussi la maîtrise du dispositif littéraire : quatre voix se relaient pour raconter cette semaine unique qui va décider du destin de tous. Quatre voix bien distinctes :  celle cynique de Mathurin, celle brutale et cocasse de Charlie, celle plus lyrique de Nathanaël, le jeune caïd tenté par le messianisme radical de la révolution,  enfin celle plus apaisée d’Anne, l’ancienne amoureuse abandonnée jadis par Mathurin qui lui donne des nouvelles du village.
L’écriture est simple, rythmée, essentielle. Y passent des trouvailles poétiques et les éclairs rageurs de la satire.
Vraiment un beau roman.
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