the reader/der vorleser

Publié le par christophe bouquerel

Stephen Daldry n’est peut-être pas un styliste génial, mais c’est un réalisateur qui sait émouvoir avec intelligence, comme il l’a fait dans Billy Elliot ou dans The Hours. C’est pourquoi, au moment où le film est sorti, j’ai été assez surpris d’entendre ou de lire des critiques violemment négatives sur son film, dans le "Monde" ou au "Masque". D'autant que la bande-annonce avait l'air de poser avec intelligence les questions fondamentales du texte de Bernhard Schlink.







Un adolescent de 15 ans, Michaël Berg, a une liaison avec une femme de 36 ans, Hanna Schmitz, qui lui demande de lui faire la lecture avant l’amour. Elle disparaît sans lui donner d’explication. Quelques années plus tard, Michaël, qui a entamé des études de droit, suit le procès intenté à des gardiennes du camp d’Auschwitz : l’une des accusées est Hanna. Il y découvre alors son secret. Elle est lourdement condamnée. Michaël, des années plus tard, entre de nouveau en contact avec elle, en lui envoyant des cassettes où il lui lit de grandes œuvres classiques. Et ceci jusqu’au jour où elle doit sortir de prison…




bernhard schlink

Le roman, Der Vorleser, était dense et profond, sous l’apparente simplicité de son style. Bernhard Schlink y posait clairement, à travers l’histoire individuelle d’Hanna et Michaël, le problème moral de sa génération, et la relation névrotique qu’elle pouvait entretenir avec la précédente, celle des parents, qui avaient vécu sous le nazisme. Michaël, tombé amoureux d’une femme qui pourrait avoir presque l'âge de sa mère, ne pourra jamais rejeter la génération nazie avec la même évidence haineuse que les autres jeunes gens des années 60, qui se sont voulus violemment révolutionnaires en grande partie pour couper les ponts avec le passé proche de leur pays. Comment condamner ceux qu’on a aimés, se demande Michaël? Comment les comprendre et les condamner et les aimer tout en même temps? Cercle vicieux dont il ne parvient pas à sortir, se rendant compte qu’en n’avouant à personne qu’il a aimé Hanna, il claquemure sa vie dans un silence aussi honteux que le sien lorsqu’elle n’ose pas révéler qu’elle est analphabète.
La force du livre tient à la tension entre ces deux pôles : d’une part un personnage de femme, très présente, très charnelle, et en même temps énigmatique, dont les motivations resteront toujours un mystère pour Michaël, aux trois périodes de sa vie où il aura à la fréquenter ; et d’autre part le questionnement du narrateur, notamment ses tourments moraux qui, eux, sont longuement analysées. Ce qui fascine, c’est la contradiction entre un personnage opaque et un narrateur transparent, l’opposition entre des interrogations morales exprimées de manière limpide, et le mystère irréductible de cette femme, à la fois très primaire et très fugitive dans sa façon de n’exister que dans son corps, et jamais dans sa tête.

Stephen Daldry allait-il réussir le passage au cinéma de ce roman faussement clair ?

Dans les deux premières parties (celle de la liaison dans les années 57-58 et celle du procès dans les années 65), je me suis laissé emporter. L’ambiguïté et la force de la relation entre l’adolescent et la femme, l’étrangeté du personnage d’Hanna, à la fois sensuelle, rudement maternelle, et soudain distante et dure, sont très bien rendus, et portés  par l’interprétation puissante et sans chichis de Kate Winslet. Les scènes les plus étranges et les plus belles dans cette partie sont les "scènes de bain" qui ponctuent leur relation, du premier qu'elle lui propose juste avant qu'ils ne deviennent amants à celui qu'ils partagent en lisant jusqu'au au dernier qu'elle lui "donne" avant de disparaître, comme pour le "laver" de son souvenir. L'adaptateur a très bien vu que cette métaphore du bain était essentielle dans le texte, geste maternel, liquide amniotique, fusion impossible des corps et des âmes, piscine où Michaël fréquente les amis de son âge dans une relation "normale", mais aussi, chez Hanna, hantise névrotique de l'hygiène, qui renvoie par contraste à l'univers concentrationnaire dont l'eau était si cruellement absente.



On peut juste regretter quelques choix d’adaptation : par exemple, le passage du voyage en vélo dans la campagne allemande n’est ici que décoratif et s’achève dans une scène inventée, presque mélo, où Hanna pleure d’émotion en écoutant un chœur d’enfants dans une église ; le roman me paraît beaucoup plus fort, puisque la scène clé de ce voyage est un accès de violence qui déconcerte le lecteur : un matin où le narrateur est sorti de la chambre d’hôtel  après avoir laissé un petit mot à Hanna afin qu’elle ne s’inquiète pas, lorsqu’il revient, elle prétend n’avoir pas trouvé le message et le cingle d’un violent coup de ceinture à travers la figure, qui lui ouvre la lèvre ; ils se réconcilient et font l’amour mais l’attitude brutale d’Hanna ne sera comprise que bien plus tard par le narrateur, lorsqu’il découvrira qu’elle est analphabète : paniquée, pour éviter la honte d’avoir à révéler son secret, elle est devenue agressive. La force de cette scène dans le roman est d’éclater comme un coup de tonnerre au milieu d’un voyage sereinement idyllique. Elle préfigure évidemment ce que Michaël découvrira de l’attitude d’Hanna dans les camps de concentration ; elle exprime la violence incompréhensible de la femme mais aussi l’humiliation de l’adolescent, presque son masochisme, thème sous-jacent du livre que le film préfère éviter. Ce choix d’adaptation ne paraît pas très judicieux parce qu’il rend une séquence entière un peu trop platement «hollywoodienne».
Mais, cette réserve faite, la première partie, l’histoire de l’initiation amoureuse de l’adolescent, m’a entrainé.

La deuxième partie, celle du procès, est forte également. Certaines scènes expriment bien l’ambivalence du personnage d’Hanna, par exemple celle où elle demande au juge ce qu’il aurait fait à sa place (avant de glisser une remarque hors de propos), ou bien celle où elle se montre incapable de comprendre à quel point était atroce d’avoir laissé les déportées brûler vive dans l’église en flammes et  se raccroche au devoir de ne pas les laisser s’échapper. Hanna reste ici  désespérément obtuse, inintelligente, immorale, mais avec une simplicité qui nous empêche de croire que nous aurions nécessairement mieux agi à sa place. Ici, l’adaptation est bonne, même si la visite dans le camp de concentration, ne nous renvoyant qu’à des images déjà vues, peine à nous émouvoir, alors que le récit de la visite du camp de Struthof en Alsace allait beaucoup plus loin sous la plume de Schlink, dans l’analyse de « l’anesthésie » du narrateur, de son incapacité à se représenter vraiment l’horreur, anesthésie morale qui s’étend peu à peu à tous les autres domaines de sa vie, notamment amoureuse, et la place sous le signe de l’échec.



Mais une scène m’a paru beaucoup plus forte et émouvante dans le film que dans le livre : celle où le jeune Michaël, qui a demandé à voir Hanna dans sa cellule, renonce au dernier moment à le faire, par lâcheté, se montrant à son tour coupable, refusant de lui venir en aide comme elle a refusé d’ouvrir la porte aux déportées. Dans le roman, cette scène forte n’existe pas ; le narrateur va voir seulement le juge, mais ne lui dit rien du secret d’Hanna, et l’échange se limite à une conversation banale. Cette trouvaille du scénariste David Hare devient même une sorte de pivot du film, le moment où la culpabilité de Michaël se fait aussi forte que celle d’Hanna.

Non, jusque là, j’ai vraiment trouvé le film réussi, à la fois émouvant et travaillant l’ambiguïté fondamentale des personnages. Ce qui m’a moins convaincu, et presque gêné, c’est la partie qui a tiré des larmes à tous les spectateurs/trices autour de moi, la dernière, lorsqu’Hanna est en prison, que Michaël lui envoie des K7 enregistrées et qu’elle apprend à lire toute seule. Là, le personnage d’Hanna se simplifie, et l’interprétation qu’en propose Kate Winslet s’édulcore, j’ai senti avec un certain malaise qu’on retombait dans le schéma hollywoodien de la rédemption du « méchant qui devient bon », ce qui est gênant lorsqu’il s’agit d’une ancienne nazie qui refuse jusqu’au bout de comprendre, et qu’on cherchait un peu trop à me la faire « à l’émotion ». Evidemment, tous ces aspects se trouvent dans le livre, mais orchestrés de manière différente, plus complexe, notamment parce qu’ils sont médiatisés par le regard du narrateur, par ses interrogations aussi bien sur lui-même que sur Hanna.



C’est pourquoi la dernière rencontre m’a plus ému à lire qu’à voir : dans le film, on ne peut pas s’empêcher de détailler la transformation de la belle actrice en vieille femme pour voir si le maquilleur a bien fait son job ; le roman lui procède de manière plus originale et spécifiquement littéraire : le narrateur ne la regarde pas vraiment, il la respire, il « sent » son vieillissement, et il revisite alors par la mémoire chacune des odeurs de la jeune femme qu’il cherchait sur tous les recoins de son corps lors de leur liaison et qui le troublaient tant. Une des pages les plus étonnantes, les plus sensuellement nostalgiques du livre. Et là, le cinéma m’a paru avoir du mal à tenir la distance : les images n’ont pas d’odeur, et depuis Baudelaire nous savons que cette dernière ouvre pourtant une des portes les plus secrètes de l’âme ; alors voilà que ce pauvre septième art, exclusivement visuel,  est obligé de se replier sur des tartines de maquillage…

En résumé un film fort, classique dans sa forme mais émouvant et intéressant tout au long de ses deux premiers tiers, et qui ne m’a paru manquer le coche (mais manifestement cet avis n’était pas partagé par les personnes qui m’entouraient) que dans la dernière partie, lorsque Kate Winslet -pour gagner son oscar peut-être ?- renonce à la dureté de son personnage et la rend trop évidemment « tire-larmes ». Dommage qu’elle et Stephen Daldry aient fini par basculer du côté obscur d’Hollywood, je veux dire de son côté trop clair…

D'autres points de vue
Les critiques négatives de Jean-Luc Douin dans « le monde »
http://www.lemonde.fr/cinema/article/2009/07/14/the-reader-le-liseur-perverti-par-hollywood_1218644_3476.html
et de Benoît Thévenin dans Laterna magica
http://laternamagika.wordpress.com/2009/07/11/the-reader-de-stephen-daldry/
Les critiques positives dans le "Nouvel Obs"
http://tempsreel.nouvelobs.com/depeches/people/20090713.FAP3907/the_reader_lamour_avec_un_a_a_comme_auschwitz.html
et sur le blog d'Eric Breton
http://ericbreton.over-blog.fr/article-34007566.html
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L
Exactement! Et puis, il n'est jamais possible d'être entièrement fidèle à un livre, ce qui explique qu'on ne soit pas entièrement satisfait... Un livre, une lecture, est aussi une expérience particulière; je pense par exemple au livre "Le garçon en pyjama rayé", adapté récemment en film: dans ce livre, le point de vue est celui d'un enfant, et est tout particulier... Il n'a pas été possible, dans le film, de reproduire la même innocence et la même incompréhension...
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C
<br /> intéressant.<br /> je ne connais ni le livre ni le film. j'essayerai d'y mettre mon nez à l'occasion pour te dire ce que j'en pense.<br /> <br /> <br />
L
Je n'ai pas lu le livre, mais été voir le film il y a déjà quelques temps... Un sujet sensible, que cette Deuxième Guerre Mondiale, sur lequel tant déjà a été dit, écrit, filmé, ... que chaque adaptation, chaque nouveau film ou livre sur le sujet n'est pas évident. Ici, le réalisateur de "Billy Elliot" réussi, sinon son adaptation (puisque je ne connais pas le livre), du moins son film... Pour le moins percutant...
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C
<br /> Tu as raison. Chaque adaptation d'un livre qu'on a aimé, de toute façon, est problématique, parce qu'on s'est toujours fait une autre idée des personnages, n'est-ce pas?<br /> <br /> <br />