Ma chute du Mur

Publié le par christophe bouquerel




"Soudain, je me souviens. Ma colère, j’en retrouve le goût de sang frais sur ma langue. La dernière fois que je me mis en colère comme ça contre eux (je ne me mets en colère comme ça que contre eux), j’avais vingt ans et c’était il y a presque vingt ans. En 89. Février déjà ? Ou à l’automne ? Le 9 novembre 89 ! Ce soir-là, le Mur de Berlin tombait, et j’éprouvais pour la première fois quelque chose qui ressemblait à une émotion politique, au frisson impérieux de leur propre jeunesse, la sensation d’être emporté par un mouvement plus puissant et plus souple que ma petite personne, l’Histoire était là, le Peuple était là, Tien An Men c’était foutu mais à Berlin, la Liberté était en marche.
Nous dînions déjà à cette même table, je les avais forcés à laisser la télé allumée, et j’avais jeté sur le canapé orange tous les journaux qu’ils ne lisaient plus et que je ne lisais jamais. J’avais vingt ans, le Mur tombait, j’étais venu en coup de vent emprunter à mon père les clés de sa vieille Jag’, j’engueulais mes deux zombies ex-gauchos de ne pas ressentir comme moi l’envie de pleurer d’émotion, ni celle encore plus urgente de rouler toute la nuit à travers l’Europe pour danser au petit matin sur ce qui resterait du Mur ! « Et ta bagnole, papa, si elle rend l’âme là-bas, ne sera-ce pas le plus beau des derniers voyages pour le tapis volant élimé d’un soixante-huitard ? »
Ils haussèrent les épaules et je vis s’esquisser sur les lèvres de ma mère le même petit sourire ironique qu’aujourd’hui lorsque je leur annonce les futurs prénoms de ma fille. Puis ils m’assassinèrent en quelques phrases aiguës. A vingt ans de distance, je continue d’admirer la lucidité féroce de plusieurs d’entre elles, et de sentir leurs pointes empoisonnées fichées en moi :
« Ce n’est pas la liberté qui commence, jeune niais, mais le libre-échange»!
Et puis : « le samizdat est fini, commence le commerce».
Et encore : « la dictature de la marchandise sera peut-être pire que celle du prolétariat».
«Autant profiter du système puisqu’il n’y a plus de contre-système.»,
«Ne va pas danser à Berlin, mais au Club Med, ou chez ton banquier».
Et enfin, trait ultime  décoché par ma mère en plein cœur : « u ne vois pas que ton Mur tombe à coups de canettes de Coca-Cola?».
Là, c’est moi qui tombai. Mon enthousiasme, ma possibilité d’enthousiasme. Foudroyé par leurs slogans amers, par l’ultime prurit de cette ivresse langagière qui avait rendu leur génération célèbre. Diamants de rhétorique dont ils tranchaient net mes ailes transparentes alors qu’elles commençaient juste à pousser. Au lieu de hausser ce qui me restait d’épaules, de m’arracher, la nuque sanglante, de chez eux pour foncer dans une gare, je restai assis à leur table, je bus cul sec pour oublier ma désillusion l’un de ces «cocktails Molotov» que me tendait mon copain de père, et je mangeai trop comme lui, répandis trop de salive comme elle, dormis trop comme eux deux. Le lendemain matin, j’avais la gueule de bois, et, tandis que mes mauvais génies ricanants dansaient pour la première fois sans vergogne sur le parapet de mon front bas, je refusai de reparler du Mur. Plus jamais parlé du Mur jusqu’à Eva. Plus jamais eu l’occasion d’emprunter la vieille Jag’ de mon père, ni de rouler toute la nuit à la rencontre de mon époque.
Oui, ce soir de novembre 89 fut, pour moi comme pour l’Allemagne, le vrai Tournant. Parce que, justement, je ne me mis pas en colère. Je ravalai la rage de savoir qu’ils avaient raison comme toujours, avant tous les autres, dont moi. Je l’avalai et l’incorporai à mes tripes. Pourtant, à travers leur sourire désabusé, je discernais bien qu’ils étaient déçus eux-mêmes que je me laissasse si facilement convaincre. Ils m’en voulaient presque de ne pas trouver dans ma jeunesse la fureur de bousculer leur lucidité. Leur sourire supérieur mendiait un geste de révolte : «enfin, Ernesto-Léon, sois digne pour une fois de tes prénoms, dis-nous merde, comme nous l’avons dit à nos parents, arrache-nous les clés des mains, fonce quand même vers la frontière!» Et même, dans les yeux moins ironiques que rêveurs de ma mère, je pouvais lire : «force-nous à monter dans notre vieille bagnole pour nous emmener nous aussi danser une dernière fois sur une barricade ». C’est ce jour-là qu’ils doutèrent vraiment de moi (jusque là, ils n’avaient que des soupçons), qu’ils comprirent qu’ils avaient vraiment échoué. Et moi, c’est ce jour-là que je me trouvai. Que je leur échappai. Dans la volupté de la résignation qu’ils m’entrouvraient en espérant secrètement que je m’en détournasse. Je formai le projet de ne les dépasser que dans le retrait. Je décidai de ne jamais être jeune. A vingt ans, d’en avoir déjà quarante. Toute ma vie fut consacrée depuis ce jour à rattraper peu à peu mon âge. Sciences-po, l’ENA, vaguement pensé au journalisme économique, les allers-retours Bercy-Bruxelles, les affaires européennes et les primes de déplacement, je devins le spécialiste communautaire de la banane antillaise et je finis par avoir quarante ans comme je l’avais toujours rêvé. Je me mis au service de l’Etat, mais surtout pas de politique. Soyons pragmatiques : organisons tout, ne pensons à rien !

Et pour fêter le dixième anniversaire de la chute du Mur, je réussis même à en acheter un petit fragment dans une vente aux enchères snob, organisée à Bruxelles par maître Marie-Thérèse Berlingot de la Chasse pour l’association LéLé New Berlin. J’acquis le lot n° 12 : «un U  bleu, parfaitement visible au dessus d’une bouche rouge, fragment 17x11 cm d’une peinture vraisemblablement effectuée entre 81 et 82 sur béton armé à haute densité, partiellement composé de cranular de silicate, en très bon état malgré légères détériorations de l’arête droite.» Un mois de primes pour m’offrir le luxe, une soirée de novembre 99, l’année de mes trente ans, passée loin de chez mes parents à l’Hôtel Moderne de Bruxelles, de le réduire méthodiquement en poudre. J’avais le projet de la jeter solennellement le lendemain dans la corbeille à papiers officiels de mon bureau de Bercy (pour fêter ce que l’américain Fukuyama appelait alors la «fin de l’Histoire» : tout est bien qui finance bien) mais, je ne sais pas ce qui me prit, je la noyai dans un verre d’eau et je l’avalai. Je souffris de brûlures d’estomac pendant plusieurs jours. A intervalles irréguliers, elles me déchirent encore les tripes. Je prends sûrement les problèmes techniques européens trop à corps. Je prends aussi des cachets. Je dois veiller à ce que mon ulcère ne me remonte pas au cerveau, toutes mes idées pourraient s’échapper par la fuite, et, sans moi, comment l’Europe légifèrerait-elle sur le lait stérilisé, la semaine des quatre jeudis sans dimanche, ou la chasse à la bartavelle en zone de marais poitevino-bergamasque?
N’est-ce pas quelques jours après avoir digéré tant bien que mal mon petit morceau de Honte que j’entendis pour la première fois surgir de mon ventre la voix intérieure? Mon murmure du Mur, obscur et pas très sûr? Non, je plaisante. Aucun rapport entre ce stupide verre d’aspirine berlinoise, pilule du lendemain avalée avec dix ans de retard, et mon état de surmenage permanent. Le soliloque n’apparut que plus récemment, au détour de mes trente cinq ans, lorsque les tendons de mon cerveau commencèrent à crisser sous l’arthrite et que je me demandai s’il ne faudrait pas carrément zigouiller le célibataire en moi pour arriver à fonder un couple un peu stable et dépasser enfin le seuil fatidique du premier anniversaire. Car la voix qui m’obsède n’est pas seulement celle d’un anarchiste de droite mais aussi celle d’un célibataire endurci qui ne veut pas céder la place. Ma voix Léautaud mais-l’est-peut-être-déjà-trop-tard. Après ma rencontre avec Eva, une fois la bougie fatidique soufflée, le concert de crécelles, au lieu de s’assourdir, devint une vraie cacophonie, quand je commençai à soupçonner qu’elle me demanderait bientôt de lui faire un enfant.
Une fois la décision prise, je n’entendis plus rien pendant des mois. Je crus avoir enfin le droit de dire que je m’étais rattrapé. J’avais vraiment quarante ans, dans mon corps désormais autant que dans ma tête, et j’allais avoir un enfant. Première fois de toute ma vie que je décidais vraiment quelque chose. Ou que je participais à la décision. Ou que j’acceptais qu’on m’y associât. Et avec plaisir, en plus. Le premier quart d’heure en tout cas. Pour le reste, je n’avais pas tellement envie d’y réfléchir.

La colère? Mon erreur, c’est la colère ou l’absence de colère?"


Extrait de "Ce n'est qu'un début", publié chez Actes Sud.
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Publié dans l'atelier

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