"La solitude de la fleur blanche" par Annelise Roux (chez Sabine Wespieser)

Publié le par christophe bouquerel


 

J’ai rencontré Annelise Roux dans un avion pas encore en plein ciel. L’occasion idéale pour faire pleinement sa connaissance : je la voyais lutter si vaillamment contre sa panique que j’ai eu envie de l’aider à se saouler de paroles, le langage lui paraissant sûrement un moyen encore plus efficace pour survoler ses hantises que le vin rouge. Elle parvenait à transformer sa peur en un sentiment pas du tout ridicule, mais au contraire très intense, très touchant et très fou. Il m’a permis également d’éprouver mon calme (ce qui ne m’était pas arrivé finalement depuis longtemps). C’est cette expérience partagée de l’hypersensibilité qui m’a donné envie de lire le roman d’Annelise, plus encore que son titre mystérieux.

Le texte se présente comme une fausse autobiographie, l’évocation par une fille de pieds-noirs de son enfance et de sa jeunesse jusqu’à sa naissance à l’écriture : née en France, la narratrice regrette une Algérie qu’elle n’a jamais connue mais dont l’imprègne à tel point la nostalgie et la rancœur de ses parents que ce paradoxe lui devient constitutif. C’est à partir de ce sentiment intime d’être « déplacée » qu’elle construit tout son rapport au monde. Déplacée de nulle part mais en tout cas pas à sa place dans la réalité qui se présente, elle ne peut se « replacer » que dans l’écriture.

Elle développe alors, presqu’à la place du sien, le portrait sensible de certains de ses «défunts définitifs», victimes comme elle de ce qu’elle appelle joliment le «processus d’énamauration» : «avoir été maures, considérés comme tels et ne pouvoir s’en remettre qu’au travers de la compagnie de semblables pareillement proscrits, amochés ou soustraits, retranchés des insertions convenables.» S’énamaurer comme on peut s’énamourer, violemment.  Silhouettes cocasses et poignantes de Salomé, la grand-mère et de Jacob, le grand-père, du père tué dans un accident de voiture, d’Antoine, le premier amour, de quelques autres jeunes morts intenses et fragiles, Régine, Jean-Michel, Yasmine.

J’ai beaucoup aimé aussi la vision loufoque et iconoclaste qui nous est proposée du Médoc, où sa famille a été rapatriée, et de l’antique bourgeoisie qui le peuple. Le point de vue politique le plus pertinent est toujours celui qui procède de nerfs à vif : ici, la narratrice se sent à la fois rejetée par la pensée de gauche, qui la cantonne, elle et ses parents, du mauvais côté du colonialisme, et par la pensée conservatrice des bourgeois qui l’entourent et la rejettent. Dans un mal-être qui ne lui rend pas la pensée facile, mais qui lui épargne au moins les facilités de la pensée.

Annelise Roux a écrit ses trois précédents romans dans la « Série noire ». C’est d’autant plus surprenant, pour moi qui ne les ai pas encore lus, que celui-ci ne comporte pas d’intrigue, évocation à peine chronologique des années, des fantômes, des failles et des rages qui amènent une jeune femme à écrire pour enfin se trouver. Je finis par me demander si elle a écrit ces précédents textes par amour du roman policier, cette forme méprisée des intellectuels comme il faut, ou simplement par une attirance irraisonnée pour cette expression de « série noire » (qui peut signifier aussi une accumulation de catastrophes souvent imméritées mais que nous sommes libres d’interpréter comme les marques de notre destin).

Je me souviens soudain de ce chapitre surprenant où elle s’invente de toute pièce une généalogie littéraire, Beckett, Hemingway, figures aussi présentes pour elles que les femmes de sa famille. Je retrouve le passage que j’avais corné : «Les voilà donc, ma parentèle rêvée, mon rempart, le bouclier des ascendances derrière lequel se construire, guérir des plaies de l’Algérie. Quelques femmes emportées par la folie ou la mort, une ou deux figures littéraires choisies au gré de ressemblances extravagantes, qui me méconnaissent, me tourmentent et m’empêchent autant qu’elles sont censées me conduire sur le chemin des cicatrisations.» N’entend-on pas dans ces quelques lignes une voix très singulière ? Je l’ai réentendue, depuis l’avion, au téléphone. Elle cherche ses mots en tâtonnant, à la recherche du plus précis, avec une telle énergie qu’on guette la suivante de ses associations d’idées, pour voir ce qu’elle va encore nous inventer de curieusement juste.

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