Braquage tranquille à Créteil

Publié le par christophe bouquerel

11h20, lundi 25 juin, Créteil : la jeune Zohra, une jolie brune de 16 ans, probablement élève au Lycée polyvalent Gutemberg tout proche, entre bruyamment dans le café où se trouve par le plus grand des hasards notre correspondant, le citoyen Lambda : "ça y est, ils ont recommencé, et cette fois, ils y sont allés avec une voiture." Lambda n'a rien entendu du tout mais il se hâte de rejoindre les autres consommateurs près de la vitrine : à deux cent mètres environ, sur le trottoir d'en face, il aperçoit une voiture, de marque Clio, encastrée dans la devanture d'une agence de la BRED, et en train de brûler. Il croit entrapercevoir deux types vêtus de noir et casqués, qui brandissent quelque chose vers l'intérieur de la banque puis qui montent sur une moto de marque indéterminée et s'éloignent à une allure qu'il pourrait qualifier de relativement rapide. N'écoutant que ses réflexes de journaliste professionnel, le citoyen Lambda sort aussitôt son portable pour filmer la scène et réalise un film de trois secondes sur lequel on verra ses pieds, un gros plan sur ses doigts et une table de bistro. Par la suite, il aura également la présence d'esprit de prendre quelques clichés, dont nous reproduisons ci-dessous le plus significatif. 

 

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11h25 : la Clio continue à brûler. Il s'agit peut-être d'une Seat. Aucune réaction à l'intérieur de l'agence bancaire, mais il se confirme qu'il s'agit d'une BRED. A l'intérieur du café, les conversations vont bon train. Zohra explique qu'elle était en train de boire un café sur la terrasse avec sa mère et qu'elle a parfaitement vu qu'ils étaient quatre et qu'ils se sont enfuis sur des scooters. Le patron du café, dont l'état civil restera indéterminé mais qui doit être malgache, raconte que c'est le cinquième braquage depuis qu'il est dans le quartier, et que lui-même en a été victime une fois. Il signale qu'au "Franprix" d'en face, ils ont engagé deux vigiles, parce que "les types venaient avec des sacs à dos pour se servir et se barrer". Sur la petite place devant le café, au milieu d'un groupe d'une petite dizaine de jeunes rebeus hilares et très excités, un certain "Slim", paraissant âgé d'une vingtaine d'années et vêtu d'un incontestable survet rouge, esaie de persuader un autre consommateur qu'"ils viennent de se faire une banque, comme ça, tranquille, et qu'ils sont déjà loin, et qu'ils les rattraperont jamais", tandis que l'autre consommateur, un homme de race caucasienne d'une trentaine d'années, en train de boire un café mais ayant l'air, dieu sait pourquoi, de boire surtout du pastis, parait au contraire persuadé de l'efficacité d'une intervention ultérieure des forces de police (puisqu'il répète à trois reprises "et moi, je te dis qu'ils finiront par les choper"). Le patron du café conseille à ses clients de rentrer à l'intérieur car, si jamais le moteur explose, "il peut y avoir des éclats jusqu'à au moins deux cent mètres". Lambda décide donc de rester dans les lieux, d'où il pourra continuer à se livrer à son travail d'observation de la société française.

11h30 : la Seat (à moins qu'il ne s'agisse d'une petite Audi) continue de brûler. Toujours aucun signe de vie à l'intérieur de l'agence. Une épaisse fumée s'élève. Deux personnes sont à la fenêtre de l'immeuble en face. Toutes les fenêtres des appartements situés juste au dessus de l'agence restent fermées. Une soixantaine de personnes d'âges divers se trouvent maintenant rassemblées sur la place. Les voitures continuent à circuler et ralentissent devant l'incendie. Un Noir d'une trentaine d'années, un peu corpulent, gare un véhicule utilitaire en double file à quelques mètres de l'agence en flamme, jette un coup d'oeil à l'incendie, et s'éloigne. Notons tout de suite, avant de l'oublier, qu'il reviendra une dizaine de minutes plus tard chargé de deux baguettes de pain. A l'intérieur du café, un sexagénaire aux cheveux blancs mais à l'air encore assez jeune, et manifestement de race blanche (qui s'avèrera plus tard être un retraité ("même si c'est plus compliqué que ça") et porter le prénom de Francis) adresse la parole à Lambda en s'exclamant : "moi, les pompiers de Créteil, je leur dis bravo!". Il offre une cigarette de marque Marlboro à notre reporter qui la refuse poliment. Au bout de quelques minutes de constatation des faits, Francis se lance dans un premier essai d'analyse. D'après lui, il ne faut pas s'étonner de la situation, "parce que le maire (NLDR : un certain Catala), est un socialiste, et qu'il les ramène tous ici, et, on a beau dire, parmi tous ceux qui font des conneries, ils représentent largement plus de la moitié." Et il ajoute : "vous voyez de qui je veux parler" mais notre reporter, gardant sa neutralité professionnelle, ne relève pas l'allusion. Francis désigne alors Slim et ses amis qui, sur la terrasse, paraissent toujours aussi excités par l'évènement et toujours aussi convaincus qu'''ils les choperont jamais" et il confie sur un ton plus bas à notre journaliste : "eux en tout cas, ils ont l'air d'avoir choisi leur camp". Lambda note que tout le monde a l'air d'identifier sans difficulté les différents "ils" en question (lui aussi d'ailleurs). Francis ajoute, devant le silence de Lambda : "vous allez encore dire que je fais de la politique (alors qu'il ne viendrait jamais à l'idée de notre correspondant d'exprimer ses opinions personnelles en reportage), mais je commence à me demander si je ne vais pas me rapprocher de mouvements que jusqu'alors je n'étais pas vraiment d'accord". Lambda croit reconnaître l'allusion dissimulée à l'intérieur du raccourci syntaxique mais il glisse un "c'est à dire?" afin de vérifier qu'il a bien compris. Cette fois-ci c'est Francis qui paraît préférer ne pas préciser sa pensée. A moins qu'il n'en soit empêché par quelques détonations qui se font soudain entendre du côté de la banque. Francis réagit aussitôt, notant avec une assurance très convaincante qu'"en tout cas, ça, ce sont les pneus".

11h37 : la voiture (on ne distingue plus la marque) continue de brûler. Rien dans l'agence bancaire. Font leur apparition simultanément un camion de pompiers, une camionnette de pompiers, un deuxième camion de pompiers (Francis s'exclamant au passage : "les pompiers de Créteil, plus d'un quart d'heure après, bravo!"), et une camionnette frappée d'un sigle relativement discret, dont Lambda, malgré ses lunettes de vue à double foyer et à verres teintés, ne distingue que le mot "sécurité". S'en extrait un jeune homme d'origine incontestablement maghrébine mais portant un uniforme bleu marine (pourquoi "mais", Lambda lui-même se pose la question au passage). Il salue d'abord, puis fait la bise à trois autres types, plus âgés, eux aussi de type maghrébin, mais vêtus en civil (pourquoi "mais"?), qui viennent à sa rencontre après être sortis d'une camionnette banalisée, dont personne dans le café n'est capable de dire si elle était déjà stationnée là depuis longtemps ou si elle venait d'arriver. Bien que tous les sens de Lambda soient aux aguets, la situation devient confuse. Le vigile (?) entreprend de barrer la circulation en disposant sur la chaussée à intervalles réguliers quatre plots oranges rayés de blanc. Un pompier se glisse avec souplesse à travers la fumée jusqu'à la porte de l'agence bancaire, jette un coup d'oeil rapide mais professionnel à l'intérieur, puis revient prudemment en arrière. Lambda se souvient alors qu'il s'agit d'un lundi matin et exprime l'hypothèse d'une fermeture providentielle de l'agence bancaire mais Francis n'a pas l'air véritablement convaincu que les cerveaux du hold-up aient été capables d'intégrer ce paramètre à leur réflexion : "à mon avis, ils en avaient rien à foutre qu'il y ait quelqu'un ou pas". Puis il reçoit un appel d'un correspondant anonyme, mais manifestement de sexe féminin qui lui confie une autre mission que de rester dans un café à attendre la fin d'un braquage. Francis déclare alors que "tout ça, ça le confirme dans son idée", et qu'il s'apprête à "vendre son appartement de Créteil pour foutre le camp d'ici." Mais que, dans l'immédiat, il doit passer chez le garagiste "pour faire changer un cardan". Après avoir échangé avec Lambda un salut plein de connivence, fondé sur la conscience d'une communauté de destin malheureux, il sort du café.

Le patron déclare alors à voix haute : "lui, c'est un vrai con!". Néanmoins, étant donné qu'il est  en train de bavarder avec un autre consommateur, non pas de l'événement s'achevant sous ses yeux mais du match de la veille, Lambda croit discerner à certains indices que sa remarque vise le joueur Samir Nasri, plutôt que Francis.

11h45 : l'incendie de la voiture est éteint. Il ne reste qu'une carcasse dont Lambda doit renoncer définitivement à identifier la marque. Les pompiers sont toujours là. Les badauds (une centaine) aussi. La circulation est barrée à l'un et l'autre bout de la rue. Slim est désormais en grande conversation avec Zohra. Lambda juge qu'il est temps de sortir à son tour du café. Un embouteillage est en train de se former. Mais, à 11h46, au coude de rue suivant, tout redevient très calme. Un arbre, notamment, et plusieurs fleurs, paraissent ne s'être rendus compte absolument de rien. Et Lambda, à son tour, finit par se demander s'il a vraiment vu quelque chose.

Publié dans citoyen lambda

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