"Trois femmes puissantes", de Marie Ndiaye

Publié le par christophe bouquerel



Plutôt peut-être qu’un roman classique, trois nouvelles reliées par un fil narratif ténu. Le lien est thématique : Marie Ndiaye explore le destin de trois femmes africaines, prises entre leur pays d’origine et l’Occident : retour en Afrique de Norah, l’avocate, appelée par un père qu’elle déteste pour défendre son frère emprisonné ; séjour décevant de Fanta en France, où elle ne peut plus enseigner et où elle vit mariée à un vendeur de cuisine qui ne se supporte plus lui-même ; départ périlleux vers la France de Khadi Demba, la jeune veuve sans enfant qui cherche à échapper à sa condition misérable.
Ce qui m’a frappé aussi, c’est la relation entre hommes et femmes, le conflit qui les oppose, presque l’agressivité qui les unit. Les femmes, même opprimées, sont puissantes ; les hommes, même opprimants, beaucoup moins. Père déchu, frère raté, maris incapables. Jusqu’au jeune homme qui accompagne un moment Khadi Demba et qui finira par la trahir.
Mais, malgré cette dureté dans les relations humaines, ce que raconte Marie Ndiaye m’a fasciné parce qu’elle s’attache au trajet sensible d’une libération intérieure. Elle part toujours d’un malaise, presqu’insupportable : dans la première histoire, celle que j’ai trouvé la plus belle, Norah revit sa haine pour son père, sa jalousie pour son frère, mais aussi l’agacement étrange qu’elle éprouve envers son nouveau compagnon, incapable selon elle d’assumer les tâches d’éducation. Elle veut tout contrôler, elle devra apprendre à le faire un peu moins, pour retrouver la mémoire et se réconcilier avec les autres, accepter de se charger de ceux qui ne se sont pas chargés d’elle. Le trajet est inverse dans le dernier récit, le plus émouvant : le but du voyage de Khadi Demba, ce n’est pas l’Occident, mais c’est, alors qu’elle était dépossédée d’elle-même, méprisée dans la famille de son mari, de retrouver la maîtrise de soi, que son esprit se remette à fonctionner, pour comprendre toutes les péripéties terribles du voyage, que son corps, malgré les violences qu’il subit, lui redonne la sensation de lui appartenir, à elle, Khadi Demba. Quant à Rudy, le personnage principal de la seconde histoire, la plus longue -peut-être un peu trop ?- à travers tous les méandres de sa mauvaise conscience (dans des pages hallucinées, ses différents remords le démangent comme une crise d’hémorroïdes par une journée de chaleur, en l’amenant au bord de la folie !), lui aussi finalement parviendra à se libérer, en permettant à son fils de ne pas revivre le même destin jaloux que lui.
Je me rends compte, en m’efforçant de proposer un résumé de l’intrigue, qu’il donne une idée fausse de ce triple récit, parce qu’il n’en retrace que les péripéties extérieures, alors que Marie Ndiaye, elle, se place de l’autre côté, sous la surface, pour en décrire les péripéties intérieures, telles que les vivent les personnages dans les mouvements les plus intimes de leur conscience. Rien d’abstrait dans son art, tout est concret, senti. Elle va chercher dans un endroit étrange, qui se situe à la frontière du psychologique et du poétique : celui où la sensation s’élabore en conscience du monde et s’épanouit en vision. Elle a pour sonde une langue aux métaphores étonnantes et au phrasé sinueux, à la fois très ferme et familière. Voici par exemple la façon dont elle retrace l’instant des retrouvailles entre Norah et son vieux père, à partir d’une odeur fugace :
«Elle l’étreignit brièvement, sans le presser contre elle, se rappelant qu’il détestait le contact physique à la façon presqu’imperceptible dont la chair flasque des bras de son père se rétractait sous ses doigts.
Il lui sembla percevoir un relent de moisi.
Odeur provenant de la floraison abondante, épuisée du gros flamboyant jaune qui poussait ses branches au-dessus du toit plat de la maison et parmi les feuilles duquel nichait peut-être cet homme secret et présomptueux, à l’affût, songeait Norah gênée, du moindre bruit de pas s’approchant de la grille pour prendre son essor et gauchement se poser sur le seuil de sa vaste demeure aux murs de béton brut, ou provenant, cette odeur, du corps même ou des vêtements de son père, de sa peau de vieux, plissée, couleur de cendre, elle ne le savait, elle n’aurait su le dire. »

Superbe, non ?
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L
<br /> Cette lecture me tente bien. Je garde pourtant un sentiment mitigé à propos des oeuvres de Marie NDiaye. Par exemple j'ai apprécié Rosie Carpe, mais je n'ai jamais pu atteindre la dernière page de<br /> 'Mon coeur à l'étroit'(pardon si je malmène les titres)...<br /> <br /> <br />
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C
<br /> De mon côté, c'était le premier texte que je lisais d'elle, et j'ai été captivé par son écriture, qui est pourtant tellement particulière que je comprends tout à fait qu'on puisse ne pas y<br /> "accrocher".<br /> Je compte bien approfondir cette découverte, et je commencerai par aller voir du côté de Rosie Carpe...<br /> <br /> <br />
B
A lire,c'est sûr!Merci pour la visite de ton blog très diversifié et original.<br /> Je suis ravie de t'accueillir sur "créabranche".<br /> A bientot!
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C
<br /> Merci pour ta visite.<br /> En te souhaitant plein de lectures passionnantes. Outre "Trois femmes puissantes", je te recommande "Yanvalou pour Charlie".<br /> <br /> <br />